Notes et fréquences
Percevoir la musique par-delà l’ouïe
Qu’est-ce que la musique ? La question est insolente, pourrait générer une guerre : la réponse dépend de la personne à laquelle elle est posée, et il existerait autant de solutions qu’il y a d’individus.
Peut-être Raymond Queneau en styliserait-il quelques unes, par exemple celle de ce monsieur sensible, à la croisée d’une rue, qui suggérera prudemment qu’il y voit une manière de rêver, quelque chose qui vous emmène sans vraiment savoir comment, qui vous rend triste ou heureux. Alors que le physicien vous assurera qu’il s’agit bien là d’un agencement de fréquences sonores. Quant au médecin, peut-être y verra-t-il le remède à tous vos maux…
Prenons l’approche scientifique, qui décortique la musique par le son. Sur les pages de l’Encyclopædia Universalis, on lit que «le son est un phénomène physique dû à une variation périodique de la pression atmosphérique» [2], et Émile Littré définit dans son dictionnaire : «SON : Ce qui frappe l'ouïe, par l'effet de mouvements vibratoires rhythmiques [sic.] et pendant quelque temps semblables à eux-mêmes, par opposition au bruit, où les mouvements sont confus, de durée et d'intensité inégales.» [3] Ces mots posés sur le phénomène sonore décrivent la même sensation : «variation périodique de la pression atmosphérique», «mouvement vibratoire rythmique». Une approche plus poétique - celle de George Sand, citée plus haut - reprend l’idée par des «modulations saisies par le sens auditif». La musique, en tant que combinaison de sons, se transmet ainsi par une oscillation mécanique de l’air très vite perçue par l’oreille, et par le corps tout entier. La répétition de cette ondulation de l’air par unité de temps est appelée «fréquence», exprimée en Herz (Hz). Plus la fréquence est élevée, plus le son est aigu et, inversement, plus elle est faible, plus le son est grave.
Les fréquences déterminent différentes hauteurs de son, et la culture musicale occidentale en a répertorié quelques unes, qui forment les notes de la gamme : DO, RÉ, MI, FA, SOL, LA, SI [4]. La «distance» des notes entre elles est déterminée par un schéma pré-établi [5], et prend le LA comme référence. Ainsi, lorsque l’on modifie la hauteur du LA (c'est-à-dire sa fréquence), les fréquences de toutes les autres notes sont modifiées en conséquence pour maintenir l’échelle des hauteurs. On entendra toujours DO, RÉ, MI, FA, SOL, LA, SI, mais avec la sensation de commencer un peu plus aigu ou un peu plus grave.
La fréquence de référence du LA est le diapason qui permet d’accorder un instrument ; à l’origine, le diapason était déterminé selon les instruments, afin qu’une majorité de notes de la gamme puisse être jouée sur des cordes fragiles confectionnées à partir de boyaux d’animaux. Le choix du diapason était d’un intérêt particulier pour le répertoire musical destiné à la voix. Un LA trop aigu - déplaçant toute la gamme vers le haut - rendait l’interprétation des partitions malaisée ; c’est pourquoi Verdi préféra, pour le confort de ses chanteurs, un LA accordé à 432 Hz [6], légèrement plus grave que le LA conventionnel d’aujourd’hui, égalant 440 Hz. Le choix du diapason a perdu de sa liberté lors de la Seconde Guerre mondiale ; le IIIe Reich a fixé le LA de référence à 440 Hz, tel quel nous le connaissons de nos jours.
L’ensemble du discours scientifique qui s’est étoffé ces dernières années au sujet des fréquences est une «grille de lecture» de ce que notre corps perçoit. Une note est un son, c'est-à-dire une fréquence. Les sons «purs» sont générés par les logiciels, et ressemblent à un long «bip», et les sons que nous entendons dans la nature ou sur les instruments acoustiques sont complexes, riches d’harmoniques, créant une sensation de profondeur et de texture sonore. La fréquence fondamentale est l’essence d’une source sonore. Lorsque le son est «pur», la fréquence fondamentale existe à elle seule, et son écriture graphique est représentée par une unique courbe sinusoïdale. Lorsque le son est «composé», le graphique fait apparaître la superposition de plusieurs sinusoïdes, rendant la courbe complexe, et matérialisant l’existence de fréquences harmoniques, qui sont des multiples de la fréquence fondamentale.
La magie opère lorsqu’un son entre en résonance avec un corps. C’est le cas du verre en cristal qui se brise lors de la propagation d’un son pur maintenu à volume élevé : le verre, en tant qu’objet, et par sa configuration, peut générer une note lorsqu’il est frappé légèrement ; si l’on place un haut-parleur à proximité, émettant un son de même fréquence, le verre entre en résonance et l’on y entend la note retentir de l'intérieur. De la même manière, lorsque l’on chante des notes très graves, il est possible de les sentir se poursuivre dans notre buste (en fonction de notre tessiture), tandis que des notes très aiguës résonnent dans le haut de la boîte crânienne. Notre squelette est conducteur de l’onde sonore au même titre que le bois d’un violon. Le système nerveux saisit à son tour ces vibrations et les traduit en messages à travers le corps.
Le cerveau, par son activité neuro-électrique, est lui-même un émetteur de fréquences à valeurs très faibles, comprises entre 1 Hz et 40 [7] ; les valeurs les plus proches de zéro représentent le sommeil profond, et celles qui dépassent 35 Hz dénotent une activité cérébrale intense. Ainsi, très schématiquement, si nous restons à proximité d’une source d’émission de fréquences d’environ 1 Hz à 5 Hz, le cerveau entre en résonance avec elles et provoque en nous une sensation de torpeur, sans que l’ouïe ait été sollicitée. Notre appareil auditif nous permet d’entendre des sons dont la fréquence est comprise entre 20 Hz et 20 000 Hz, et notre corps peut percevoir d’autres fréquences par mise en résonance, puis les transmettre au cerveau sous forme de sensations par messages nerveux. Même lorsque l’on entend une fréquence sonore, des messages incidents nous parviennent d’autres parties du corps, auxquels nous ne prêtons pas forcément attention, parce qu’ils sont occultés par le sens de l’ouïe auquel nous sommes plus sensibles.
Notre corps est donc un «récepteur» musical à part entière. En cela, le son direct d’un instrument de musique acoustique a une plus grande influence sur notre ressenti que celui de la même performance transmise par enregistrement, ou par un instrument électrique, car d’autres paramètres — tels que la compression du son [8] dans la musique enregistrée — viennent modifier la source naturelle. Les cultures orientales ont pris conscience de l’emprise de cette l’action mécanique sur le corps, et les bols chantants tibétains en sont l’exemple-même. Au moyen d’un maillet qui entretien l’onde sonore, comme le doigt tournant en continu sur le rebord d’un verre de cristal, la vibration se répand à une intensité suffisamment élevée pour que l’on en ressente la résonance dans nos tissus musculaires et organiques. Car la vibration n’agit pas seulement sur l’air : son action mécanique prend effet sur les molécules d’eau, ainsi qu’en ont fait l’expérience deux chercheurs de l’Université de Liège et du Massachusetts Institute of Technology (MIT)[9]. Le bol, contenant de l’eau, entretien une telle vibration que des gouttelettes sont transportées par les ondes sonores et maintenues en lévitation à l’intérieur du récipient grâce au mouvement des molécules d’air. Le corps humain étant composé à 65% d’eau [10], l’on peut supposer une analogie à l’effet d’une onde intense envoyée vers lui. Différentes expériences de réceptivité vibratoire ont mené de nombreux chercheurs à déterminer la résonance générale du corps humain à une fréquence fondamentale de 4 à 7 Hz, notamment dans le cadre de la construction automobile [11] ou des conditions de travail des ouvriers indiens dans le secteur minier [12], et d’observer des fréquences de résonance spécifiques à chaque organe et partie du corps. Il a été noté, par exemple, que la zone de la poitrine et du cœur avait une plage de résonance fréquentielle allant de 10 à 50 Hz [13] ; ainsi, lorsqu’une contrebasse joue dans le registre le plus grave de l’instrument, aux environs des 30 Hz, les notes que nous percevons à l’oreille sont également réceptionnées par la moitié supérieure de notre buste. Cette même zone est réceptive au ronronnement du chat, compris entre 20 et 140 Hz [14].
Nos réactions à la musique s’expliquent par la mobilisation de notre constitution au-delà du sens de l’ouïe. Les murs d’enceintes à large bande-passante, lors des rave parties, permettent la sensation d’une immersion quasi-totale. De la même façon, nous ressentons la musique organiquement lorsqu’un musicien joue d’un instrument face à nous, ainsi que le décrit George Sand à l’écoute de Chopin interprétant ses compositions dans le salon de Nohant : «Nos yeux se remplissent de teintes douces qui correspondent aux suaves modulations saisies par le sens auditif. Et puis la note bleue résonne et nous voilà dans l’azur de la nuit transparente.» [1] La note bleue pourrait bien être la fréquence qui vient renverser toute la cohérence des autres précédemment perçues et construites autour d’une tonalité, bouleversant ce que le corps avait anticipé. Elle est la surprise synesthétique, dépaysante, prouvant l’impact musical sur le corps, où chaque note à son propre pouvoir fréquentiel.
M. C.d.P.
1. Georges SAND, Impressions et souvenirs, Michel-Lévy frères, Paris, 1873, p. 86.
2. Pierre BUGARD, Claude CARLES, Gérard MANGIANTE, « SONS - Bruit », Encyclopædia Universalis [article en ligne]. https://www.universalis.fr/encyclopedie/sons-bruit/
3. Émile LITTRÉ, Dictionnaire de la Lange française, par Émile Littré de l’Académie française, Librairie Hachette et Cie, 1873.
4. La notation musicale latine a été fixée par le moine italien Guido d’Arezzo, à la charnière des Xe et XIe siècles. Il s’agit des premières syllabes de l’Hymne des premières et secondes vêpres de la fête de la naissance de saint Jean-Baptiste : Ut queant laxis / resonare fibris / Mira gestorum / famuli tuorum, / Solve polluti / labii reatum, / Sancte Iohannes.
5. Voir les notions de gamme de Pythagore, gamme de Zerlino et gamme tempérée.
6. Liliana GORINI, Giuseppe Verdi et le « diapason scientifique », Institut Schiller, 19 février 2015, [article en ligne], https://www.institutschiller.org/notre-action/Le-LA-a-432-hz/Revenons-au-diapason-de-Verdi/Giuseppe-Verdi-et-le-diapason-scientifique-831
7. Elena SENDER, « Le Cerveau dans tous ses états », Sciences et Avenir Magazine, 3 décembre 2016 [article en ligne],https://www.sciencesetavenir.fr/sante/cerveau-et-psy/le-cerveau-dans-tous-ses-etats_107838
8. Solal DUCHÊNE, « Audition : une étude alerte sur les dangers des sons compressés », Essentiel Santé Magazine, 31 janvier 2022 [article en ligne],https://www.essentiel-sante-magazine.fr/sante/prevention/audition-une-etude-alerte-sur-les-dangers-des-sons-compresses
9. Viviane THIVENT, « La physique du bol chantant tibétain », Science actualités - le magazine de la Cité des sciences, 15 février 2011 [article en ligne], https://www.cite-sciences.fr/archives/science-actualites/home/webhost.cite-sciences.fr/fr/science-actualites/actualite-as/wl/1248118217825/la-physique-du-bol-chantant-tibetain/index.html
10. CNRS [article en ligne], https://www.cnrs.fr/cw/dossiers/doseau/decouv/usages/eauOrga.html
11. James M. W. Brownjohn, Xiahua Zheng, « Discussion of human resonant frequency » Proc. SPIE 4317, Second International Conference on Experimental Mechanics, 13 June 2001 [Article en ligne],https://doi.org/10.1117/12.429621
12. B. B. Mandal, A. K. Srivastava. « Risk from vibration in Indian mines ». In : Mining: Social & Economic Issues, Ed. Preeti Phuskule, ICFAI University Press, 2008, p. 55.
13. K. Szydło, P. Wolszczak, R. Longwic, et al. « Assessment of Lift Passenger Comfort by the Hilbert–Huang Transform. » J. Vib. Eng. Technol. 8, 373–380, 2020, [Article en ligne], https://doi.org/10.1007/s42417-019-00184-3
14. Sylvie BUY, Jean-Yves DURAND, Chat : ce que le ronron révèle, Geo, 14 juin 2016 [article en ligne] https://www.geo.fr/environnement/chat-ce-que-le-ronron-revele-161360